Lincoln, de Steven Spielberg

 

Lincoln, de Steven SpielbergRaconter des histoires et mettre la grande en images de temps en temps. C’est le dada de Steven Spielberg. Depuis La Couleur pourpre (1985), son premier film dit “sérieux”, le réalisateur américain nous a habitués à ses escapades à l’écart de ses mondes imaginaires pour aller se frotter à certaines des pages les plus sombres de nos livres d’histoire. Parfois avec réussite (Il faut sauver le soldat Ryan, Munich), d’autres fois beaucoup moins (La Liste de Schindler, Amistad), cédant aux bonnes vieilles ficelles du storytelling pour se perdre dans une émotion dégoulinante.

Steven Spielberg s’en prend aujourd’hui au président Abraham Lincoln, l’une des figures les plus emblématiques de l’histoire des Etats-Unis. Plus exactement, le cinéaste a choisi de concentrer son récit sur les derniers mois de la présidence – et de la vie – de Lincoln. Quatre derniers mois, en 1865, pendant lesquels l’homme d’Etat a livré sans doute sa plus grande bataille : adjoindre un 13e amendement à la Constitution américaine destiné à abolir l’esclavage, tout en maintenant par ailleurs l’unité de son pays, embourbé depuis quatre ans en pleine guerre civile.

Cela faisait dix ans que Spielberg travaillait sur ce projet. Dix ans qu’il y planchait avec son scénariste Tony Kushner (Munich) sans trop savoir par quel bout prendre ce fragment du passé, l’un des plus retentissants de toute l’histoire des Etats-Unis. Autant dire que ce Lincoln-là était un gros morceau pour Spielberg. Alors forcément, lorsque l’on s’assoit dans son fauteuil, on est un peu fébrile, redoutant l’écueil du film hagiographique, rampant au pied du mythe.

Lincoln, de Steven Spielberg2h30 plus tard, on ressort circonspect. Avec cette sensation malgré tout de s’être agréablement fait avoir. Certes on ne comprend toujours pas très bien l’intérêt cinématographique du “biopic” (à défaut de très bien en saisir les intérêts financiers). Certes on a entendu couiner quelques violons ici ou là et déplorer quelques plans sur-esthétisés. On s’est également senti parfois perdu au cœur d’une histoire dont nous, Européens, pouvons avoir du mal à saisir toutes les résonances. L’intrigue est complexe, en effet. Spielberg la voulait ainsi : réaliste et précise. Mais voilà, Spielberg, on l’a dit, sait raconter des histoires. Et avec Lincoln, le cinéaste nous révèle un sens de l’intime et une austérité dans la mise en scène que l’on ne lui connaissait pas.

2h30 de film donc et pourtant point de clignements de paupières ou de décrochements de mâchoire à signaler. Et ce en dépit du caractère extrêmement bavard du film (ce qui est assez rare chez le cinéaste pour être signalé). Spielberg ne ménage pas son assistance, exigeant de sa part la plus grande attention. Au poids des images, il a préféré celui des mots. Le moteur de l’histoire n’est pas la caméra mais le jeu des acteurs. Celui de Daniel Day-Lewis, évidemment. Impeccable, efflanqué et barbichu à souhait, l’acteur donne toute la mesure au tempérament de Lincoln chez qui s’enchevêtre l’éloquence et l’obstination, l’humour et la malice, la mélancolie et la poésie. Homme d’Etat, chef militaire, mari et père : Daniel Day-Lewis s’est imprégné des multiples facettes de son personnage. Il lui insuffle un rythme, une façon de laisser échapper les mots, de traîner sa grande carcasse. Toute une attitude qui nous fait ressentir la lourde solitude qu’implique la charge présidentielle.

Lincoln, de Steven SpielbergA l’écart des champs de batailles, Lincoln est un film d’intérieur. Un huis clos à l’univers élégant, aux intérieurs richement décorés, baignés d’une lumière patinée, tout en clair-obscur. La caméra, discrète, quasi statique, nous plonge au cœur de l’ultime combat d’Abraham Lincoln. Au cœur des rouages humains de l’appareil démocratique. Des tumultes et de la tension des débats. Steven Spielberg filme la politique, ses mécanismes, ses engrenages subtils, sans en écarter les machinations parfois pernicieuses lorsque la fin justifiait les moyens. Et alors que dehors la guerre gronde entre Unionistes et Confédérés, nous arpentons les couloirs de la Maison Blanche, ses appartements privés. Nous nous immisçons en catimini dans le cabinet du Président qui a réuni ses conseillers. Nous siégeons à la Chambre des représentants, assistant en privilégiés à ses joutes partisanes.

Complexe donc, ample, bavard, parfois confus, Lincoln met effectivement le public à rude épreuve. Celle de lui faire ressentir toute la difficulté qu’a constitué le vote de ce 13e amendement pendant l’une des crises politiques les plus importantes des Etats-Unis. Les inconditionnels du “grand blanc” ou de l’intrépide archéologue auront peut-être le sentiment de ne pas en voir le bout. Pourtant Lincoln se révèle d’une richesse visuelle et d’une précision historique véritablement impressionnante. C’est indéniable. Et Daniel Day-Lewis est excellent, mais on l’a dit. Et Sally Field et Tommy Lee Jones, on a oublié de le dire, le sont tout autant, en Première dame et représentant républicain radical et goguenard. Et si Lincoln est un film sans véritable surprise dans sa construction – problème inhérent au biopic –, il est traversé par une réelle puissance narrative et témoigne de la nature complexe et laborieuse du processus démocratique.

 
Lincoln de Steven Spielberg, avec Daniel Day-Lewis, Sally Field, Joseph Gordon-Lewitt, Tommy Lee Jones… Etats-Unis, 2013. Sortie le 30 janvier 2013.