Coup d’éclat
De son premier prix reçu à Sundance en janvier dernier à sa sortie en salle ce 24 décembre 2014, Whiplash aura donc été le film de l’année, à plus d’un titre. Parce qu’il est venu se rappeler à notre bon souvenir à intervalles réguliers d’abord. Nous n’étions pas à Sundance, mais à la Quinzaine des réalisateurs, il nous a redonné le coup de fouet toujours salutaire en milieu de festival. Du coup, on est retourné le voir à Deauville, où il nous a donné la pêche en séance de minuit. L’occasion de discuter avec son réalisateur, Damien Chazelle, batteur lui-même, jeune réalisateur américain qui s’exprime dans un français impeccable (ce qui suscite encore un peu plus notre admiration), et avec son acteur principal, Miles Teller, jeune acteur qui alterne cinéma indépendant et grosse machine à la Divergente ou Les Quatre Fantastiques. A vous désormais de le découvrir en salle : le film idéal pour recharger ses batteries en fin d’année.
Si on vous dit que votre film se situe entre Full Metal Jacket et Black Swan, ça vous convient ?
Damien Chazelle : Oui, tout à fait. Quand j’étais batteur de jazz, j’étais dans un orchestre très dur, très compétitif, et pour moi, la musique, c’était la peur. Dans les films sur la musique et les musiciens, je ne trouvais rien qui correspondait à ce que je vivais dans cet orchestre. La première fois que j’ai vu Full Metal Jacket, j’étais en deuxième ou troisième année, c’était enfin quelque chose qui me parlait. C’est ça l’ironie : il fallait un film de guerre pour trouver quelque chose qui ressemblait à ce que je vivais. Pour le personnage de Fletcher, je voulais un grand personnage de méchant. Il y a toujours un enjeu de pouvoir dans la relation entre le prof et l’élève. Dans un orchestre, il y a un chef. Comme batteur, il faut se soumettre à son pouvoir. Et pour Black Swan, c’est le même genre d’histoire : montrer l’art à travers la souffrance. Ca pose la même question : est-ce que ça vaut le coup ?
C’est pour le rendre encore plus menaçant que vous avez donné à J. K. Simmons le look qu’il avait dans Oz, dans le personnage de Vern Schillinger ?
D. C. : Je suis un grand fan de Oz. Ce que je trouvais intéressant, c’est que J. K. Simmons n’avait pas joué ce genre de personnage depuis longtemps. Dans la plupart de ses films, il est assez sympathique, ou comique. C’est le père de Juno, c’est le patron de Peter Parker dans Spiderman. J’aimais bien l’idée de revenir à ses racines. Mais le look, c’est J. K. qui l’a amené. Il ne ressemblait pas du tout à mon chef d’orchestre. C’est pour ça que c’est bien de travailler avec de grands acteurs, parce qu’ils amènent des choses, ils participent à la création. Avec lui, Fletcher est devenu un autre personnage, et pas seulement celui que j’avais écrit. Il est devenu un vrai personnage de cinéma.
Miles, connaissiez-vous J. K. Simmons avant le tournage ? Etiez-vous aussi impressionné que votre personnage face à lui ?
Miles Teller : Je savais qui il était, même si je n’avais vu aucun de ses films. Comme la plupart des Américains, je le connais par la pub qu’il fait pour des assurances [Farmers Insurance, ndlr]. Mais quand on tournait, on n’avait pas cette relation bizarre, il n’était pas dans son personnage toute la journée et moi non plus. Quand on tournait une scène intense, dès qu’on entendait « Coupez ! », on pouvait recommencer à rire et plaisanter. Parce que c’est quand même quelque chose d’absurde. Certaines scènes sont complètement ridicules, il faut en rire. Quand il me hurle dans l’oreille, quand il m’envoie des cymbales au visage… Si on se prend au sérieux, on se détruit.
Miles, vous jouez de la batterie depuis l’âge de 15 ans, mais avez-vous dû travailler vous aussi, pour atteindre le niveau de votre personnage, Andrew ?
M. T. : On a eu trois semaines de répétition avant le tournage. Des sessions de quatre heures, trois jours par semaine. La première personne qui m’a aidé pour m’entraîner, c’est Damien, parce que Damien est un très bon batteur de jazz. Il a installé une batterie chez moi. Et j’avais un prof à Los Angeles. Damien ne savait même pas que je jouais quand il m’a proposé le rôle ! C’était une coïncidence. Mais le fait que je joue, et le fait que le film soit en partie autobiographique, et que J. K. ait déjà dirigé des orchestres, ça n’a fait qu’ajouter à l’authenticité de Whiplash. D’ailleurs, les scènes de répétition ont été les plus difficiles pour moi. On a tourné tout ça en une journée. Donc plusieurs heures à jouer de la batterie, suer, faire des pauses pour mettre des pansements, mettre du faux sang, enlever la chemise, changer de vêtements, et recommencer. C’était assez fatigant ! Mais parfois, c’est mieux d’être réellement fatigué que de jouer la fatigue. Comme me l’a dit mon prof de théâtre : être acteur est une profession magnifique, tant que personne ne se rend compte que tu joues. Donc oui, parfois, c’est mieux d’être réellement dans le même état que le personnage. Quand on est censé avoir froid, c’est mieux si on ne tourne pas à Hawaï.
Dans le film, il y a énormément de tension, quelques surprises. Vous évitez beaucoup d’écueils de films sur une ascension vers la gloire. C’était un défi de mise en scène ou un défi de scénario ?
D. C. : Les deux peut-être, mais il y avait surtout un enjeu de mise en scène. Avec seulement le scénario, c’était difficile de convaincre les gens que ça puisse être comme un thriller, très excitant et très angoissant. Ce n’est pas une question de vie ou de mort dans le film, il ne s’agit que d’un musicien à l’école. Dans les films de gangster, où dans les films où il y a des armes ou des meurtres, il y a toujours une question de vie ou de mort. Ca aide pour la trame du film. Comme on n’avait pas cet enjeu, il fallait créer la même tension avec d’autres méthodes, avec la caméra, avec la musique, avec le montage, et surtout avec les acteurs. En fin de compte, la chose la plus importante, c’est le visage des acteurs. C’est par leurs visages qu’on perçoit l’épreuve.
Miles, Damien vous avait expliqué avant le tournage que le film serait si intense ?
M. T. : Tout était déjà dans le scénario. Je ne savais pas qu’il allait utiliser autant le gros plan, en revanche. Même pendant le tournage, je ne savais pas que c’était comme ça qu’il filmait, que je serais autant en gros plan. C’est au montage qu’il en a fait un thriller, très tendu. Mais sur le tournage, je pensais que c’était un drame, pas ce film si tranchant, si prenant.
Damien, en tant qu’ex-musicien, est-ce que vous avez pensé votre montage comme un morceau ?
D. C. : Oui. Le rythme est très important pour moi. Avec le scénario, j’ai fait un story-board. J’avais tout préparé, on savait un peu ce qui allait se passer avant même le tournage. Pour le montage, il fallait trouver le bon rythme. Parfois le tempo était trop lent ou trop rapide. La première version du film durait 2h30, c’était nul. On n’a pas beaucoup coupé, mais il fallait trouver des petits morceaux à coincer dans d’autres temps plus longs.
On sent l’influence de Scorsese dans certains mouvements de caméra, des rapprochements brusques vers les personnages. C’est un réalisateur important pour vous ?
D. C. : Oui, bien sûr. Surtout pour ses films violents. Scorsese, pour moi, c’est le cinéma de la violence : Raging Bull, Taxi Driver, Mean Streets, Les Affranchis. Surtout Raging Bull. Avec mon monteur [Tom Cross, ndlr], on voulait créer des scènes de musique qui seraient comme des scènes de boxe ou des scènes d’action. Des scènes de combat. On sent la violence physique, émotionnelle, psychologique, mais à travers la musique. Et je voulais montrer aussi le côté physique de la musique. On ne voit pas ça assez souvent au cinéma. Alors que la batterie, c’est très très physique. Quand je jouais, j’avais les mains en sang, j’avais mal partout, les oreilles qui sifflaient. Je voulais montrer ça. C’est un aspect de la musique que les non-musiciens ne connaissent pas vraiment. Et puis on a souvent l’impression que le jazz est une musique assez délicate, soft, pour les vieux. Moi je voulais faire du jazz comme si c’était du Metallica, du punk-rock agressif, vif, énergique.
La scène inaugurale, où les deux personnages se rencontrent, est particulièrement efficace. Comment l’avez-vous pensée ?
D. C. : J’aimais bien l’idée de commencer le film immédiatement. Je ne voulais pas faire de détours, introduire l’univers avant cette rencontre. Parce que c’est leur rencontre qui commence tout. Donc on commence là, et on finit avec l’aboutissement de cette première scène. Il fallait trouver le début et la fin. Et on ne voit rien avant le début, on ne voit rien après la fin. C’est le problème de beaucoup de films : ils commencent avant le début, et se terminent après la fin. Selon moi, il ne faut pas montrer plus qu’il ne faut.
A la fin du film, on se demande quelle est votre position sur l’efficacité ou la valeur de cet enseignement. Cette ambiguïté est intentionnelle ?
D. C. : Je ne sais pas s’il y a une réponse à cette question. Il faut trouver sa propre réponse. Ce que je sais, c’est que la maltraitance, la souffrance – on le voit dans l’histoire du jazz, et je l’ai vu dans ma propre expérience -, parfois ça marche. Même si, beaucoup de fois, ça ne marche pas. Ce n’est pas tant la question de l’efficacité que de savoir si, quand ça marche, ça vaut le coup. Et ca c’est une question très difficile. Normalement, je suis un humaniste, donc je ne crois pas à la souffrance pour l’art. Même en tant qu’artiste, je trouve que c’est bête. Mais si on me dit « OK, on va retirer tous les solos de Charlie Parker, tous les solos de Buddy Rich, tout ce qu’a fait Beethoven, parce que c’est le bonheur humain qui prime »… ça devient une question plus difficile. Si la fin du film n’était pas ce qu’elle est, si le personnage ne devenait pas un grand batteur, on aurait eu une réponse : ça ne marche pas. Alors, il n’y a pas de question. Mais parce que ça marche, la question existe. Pour moi, c’est une fin très triste. C’est un gars qui n’aura pas une vie heureuse, il est totalement solitaire, il est devenu Fletcher, il est devenu un monstre. C’est une tragédie finalement.
M. T. : C’est la question que le film explore : quelle quantité de souffrance peut-on endurer pour atteindre son but, pour réussir ? A mon avis, il n’y a pas de limite. Ce n’est pas plafonné. Chacun a son chemin pour atteindre l’excellence. Et Andrew et Fletcher ont placé la barre très haut. Ce n’est pas le chemin que tout le monde emprunte, mais il faut respecter ceux qui vont aussi loin pour être excellent dans leur domaine.
La relation entre Fletcher et Andrew peut-elle être comparée à celle entre un réalisateur et un acteur ?
M. T. : J’ai travaillé avec certains réalisateurs, dont je ne citerai pas le nom, qui étaient tyranniques, effectivement.
Et ça vous a rendu meilleur acteur ?
M. T. : Je ne pense pas, non. C’est bizarre quand il s’agit de jouer la comédie. Ca dépend du film. Si on fait un gros film, avec énormément de choses à gérer, certains pensent qu’on ne peut pas asseoir son pouvoir en parlant calmement, ils pensent qu’il leur faut crier sur tout le monde. Un film de Michael Bay, un film de James Cameron… Il faut qu’ils contrôlent un univers énorme. Chacun a sa façon de faire les choses. Mais dans mon expérience, sur un film indépendant, on ne peut pas crier sur ses acteurs, ça ne marche pas comme ça. Une grande partie du boulot de réalisateur, c’est de gérer les personnalités. A moi, on peut me dire « Dis, Miles, c’était vraiment pas terrible, on en fait une autre », je ne vais pas mal le prendre. Mais peut-être qu’on ne peut pas dire la même chose à un autre acteur. Pour certains, il faut le dire avec des fleurs.
Dans la scène du repas avec sa famille, où l’on compare les réussites des uns et des autres, Andrew montre déjà l’orgueil qui le mènera vers ce finale.
D. C. : La plupart de ceux qui ont lu le scénario pensait qu’il fallait la couper, que ça ne marchait pas du tout. Avec cette scène, on va détester Andrew, il est trop méchant, me disait-on. On l’a tournée quand même. Parce que pour moi, c’est une des scènes les plus importantes. C’est une scène où on aime Andrew encore plus, même s’il se comporte un peu comme un connard. Sa famille, c’est quand même des connards aussi. Les musiciens de jazz rencontrent toujours ça : ils se donnent à fond pour leur musique, et le monde s’en fiche. C’est tout le problème d’être obsédé par un art marginal. Un art qui n’est plus l’art populaire de la société. Je pense que c’est une lutte constante, pour les musiciens de jazz. Je voulais que cette scène soit une représentation de ça.
Depuis Sundance en janvier, puis Cannes, Toronto, et Deauville, le film a un accueil incroyable partout où il passe. Est-ce que vous en profitez ou est-ce que la pression prend le dessus, pour la sortie du film, et pour le prochain ?
D. C. : Ca ne me paralyse pas parce que je me sens toujours comme un outsider, je suis un peu pessimiste. Même si les choses se passent très bien, je me concentre sur le négatif. D’ailleurs, j’ai l’impression que dès qu’on devient satisfait, on devient nul. Il faut toujours être affamé. C’est quand ils ne le sont plus que les réalisateurs et les artistes commencent à plonger. Ensuite, c’est vrai que la pression est là, mais c’est toujours bien. Tout compte pour soutenir un film. Particulièrement pour le cinéma indépendant aux Etats-Unis. On a besoin des critiques, des festivals, du public. On est toujours en train de lutter, d’essayer de convaincre, de vendre le film. Je n’aime pas vraiment être dans la position de devoir vendre quelque chose, mais c’est nécessaire. C’est surtout ça qui me donne un peu d’angoisse.
C’est un film qui a démarré à Sundance. On parle de plus en plus du déclin du festival, et de l’étiquette de ce cinéma indépendant qui peut devenir un cliché. C’est quelque chose que vous ressentez aussi ?
M. T. : C’est vrai que la réputation de Sundance commence à baisser. On sait déjà à quoi s’attendre quand on va voir un film de Sundance. Mais Whiplash n’est pas du tout un film conventionnel. Il repousse un peu les limites. Il y a plein de films qui sont à Sundance et qui ne sont jamais distribués. J’ai tourné dans des films qui ne sont jamais sortis. Donc c’est bien d’être dans un film qui va dans les festivals, qui se fait remarquer, et dont on parle toujours tellement de temps après sa présentation en janvier.
Whiplash de Damien Chazelle avec Miles Teller, Melissa Benoist, J.K. Simmons. Etats-Unis, 2014. Sortie en salle le 24 décembre 2014. Présenté à la 46e Quinzaine des réalisateurs. Grand Prix du 40e Festival du film américain de Deauville.
Merci pour cette très bonne interview Maid Marion !
Voilà une ITW vraiment à la hauteur du film. Perfect !