True Detective : analyse de séquence

 

True DetectiveNouvelle série très attendue de la chaîne-phare en matière de séries exceptionnelles (Oz, Game of Thrones, Sopranos… pour ne citer que celles-là), True Detective a débuté le 12 janvier 2014. C’est dire que l’on ne peut pas encore juger de sa qualité « finale » avant d’avoir vu le huitième et dernier épisode qui sera diffusé en mars. Mais si on ne peut pas encore crier au chef-d’œuvre, on peut raisonnablement penser qu’elle s’inscrit d’ores et déjà comme une des meilleures séries de cette jeune année 2014. La raison de ce pronostic ? L’immense qualité en termes de narration et de réalisation des deux premiers épisodes. Tout simplement.

Petit rappel du principe de la série : True Detective est comme American Horror Story, une anthologie. Chaque saison correspond ainsi à un arc narratif fermé, sans rapport avec les autres, si ce n’est le thème de la série policière, et si on en croit l’angle de cette première saison, avec un soin particulier apporté aux personnages principaux, les Detective en question.

L’histoire de cette saison a pour cadre l’Etat de Louisiane. Nous suivons les inspecteurs Rust Cohle (Matthew McConaughey) et Martin Hart (Woody Harrelson) qui enquêtent sur un meurtre de nature étrange. En parallèle, on assiste à l’interrogatoire de ces deux personnages en 2012, alors qu’un autre meurtre du même genre vient d’être perpétré. Structure narrative élaborée, rythme lent, presque contemplatif, une emphase sur les enquêteurs, leurs vies privés, leurs secrets et leurs contradictions plus que sur le meurtre en soi, voilà l’originalité de cette série qui happe le spectateur grâce à cette narration hypnotisante et une mise en image hyper-maîtrisée. Il y aurait déjà énormément de choses à dire sur le jeu d’acteur, la manière de les filmer – mais nous allons ici nous concentrer sur une scène bien précise (sans aucun spoiler).

Il s’agit de la fin du deuxième épisode intitulé « Seeing Things » (« Voir des choses »). Nous analyserons comment la mise en scène de Cary Fukunaga nous fait basculer d’un monde à l’autre de manière subtile et très marquante à la fois.

Au début, il y a un indice, un flyer pour une église que la victime semblait fréquenter.

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Rappelons ici que le décor de la série, la Louisiane, est très important. Etat plat, marécageux, il est filmé comme un « waste land ». La pauvreté domine, les étendues vertes et les « trailer parks » forment un paysage aride et désolé.

Les inspecteurs arrivent sur le lieu indiqué sur le prospectus. Près d’un pont : ligne de fuite et première « frontière ».

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Martin Hart remarque quelque chose au loin.

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L’église est cachée par des arbres, seuls éléments verticaux de ce paysage…

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Nous découvrons ensuite l’église, visiblement en ruine, avec une partie détruite par un feu. Le pont à l’horizon semble se prolonger jusque dans le bâtiment avant que cette ligne imaginaire ne se brise. La partie effondrée de l’église est déjà signe de rupture.

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Les hommes se garent. Quand Rust Cohle sort de la voiture (un pano qui a débuté sur Hart et se termine sur Cohle), il s’arrête un instant et observe une étrange formation d’oiseaux dans le ciel. Un moment poétique et intrigant, qui se révèle être une hallucination. L’épisode y fait référence avant et on comprend que Cohle « fait avec », il assure aux inspecteurs qui l’interrogent qu’il fait bien la différence entre la réalité et ses visions. Pour le spectateur il n’y a pas de rupture en termes de montage, l’hallucination fait partie du plan, ce n’est pas une vision subjective de Cohle puisqu’il est dans le plan. On notera la forme ronde, une spirale peut-être que forment les oiseaux, un élément arrondi, organique qui tranche avec le paysage plat et les lignes de forces horizontales (peut-être un rappel du symbole trouvé).

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Après un bref échange entre Cohle et les inspecteurs en 2012, nous revenons en 1995 et découvrons l’église sous un autre angle. Ce plan, magnifique dans sa composition, oppose cette église délabrée et au loin la ville (industrialisée) en horizon. Les vitraux apparaissent et soulignent la toiture effondrée, ce qui ne fait que renforcer le bizarre de ce bâtiment clairement édifié dans un coin désert et loin de la ville. Le bois brûlé, les lignes de forces obliques de la toiture, sont encore des éléments de rupture. Et annonciateurs de ce que nous allons découvrir.

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On retrouve le même plan que précédemment, sauf qu’un convoi passe au loin et sépare cet horizon en termes d’espace. La mise en scène par des plans larges et très composés instaure une attente, crée une tension : qu’y a-t-il dans ce lieu d’aspect inquiétant ? Un lieu qui fait « tache », un bâtiment qui est là mais aussi caché (le plan où l’église est cachée par les arbres). Que vont-ils découvrir en y entrant ?

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Quand Hart entre, on découvre un lieu dévoré par les flammes, au premier plan des bancs brisés (lignes de forces obliques et multiples), un mur végétal au milieu du plan sépare Hart dans l’embrasure de la porte de la moitié droite où on voit des inscriptions sur le mur, apparemment des citations bibliques.

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Mais c’est avec le plan suivant que nous entrons vraiment dans l’église. C’est-à-dire que ce plan marque et amplifie la séparation de deux mondes. Cohle, vu de dos entre dans le bâtiment, où on voit Hart surmonté par cette impressionnante toiture effondrée. Les portes de l’église formant un cadre dans le cadre délimitent clairement un autre lieu, un espace autre, espace ouvert par ailleurs ; on voit vaguement l’horizon au fond.

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A la fin du même plan, Cohle pose sa main sur la porte, geste qui pourrait être anodin, mais par sa position dans le cadre, le réalisateur donne au personnage une importance qu’on ne saurait encore pleinement évaluer mais qui est certaine. Notons les charpentes qui forment comme une couronne au-dessus de Cohle.

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Hart inspecte les lieux ; le décor, dans son interaction avec le personnage se dévoile entièrement. Lignes de force écrasantes, obliques : tout est très menaçant et poétique à la fois, il y a quelque chose de gothique dans cette dynamique des lignes, ces ruptures, cette ambiance étrange. L’église est comme une fulgurance visuelle, on ne s’attend pas à un tel spectacle baroque au sein d’un environnement plat comme la Louisiane. Ce lieu est donc définitivement « autre ».

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Hart nous fait face, à nouveau les lignes de force de la toiture délimitent un espace torturé. Derrière lui, en arrière-plan, à peine visible, Cohle regarde dans la direction opposée. L’un regarde l’horizon, l’autre les murs sombres de l’édifice.

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Cohle remarque quelque chose et appelle son collègue. Il repousse la végétation et ils découvrent un dessin mural qui rappelle la victime du premier épisode, une femme avec des bois de cerfs. Mais cela évoque aussi au spectateur le plan où Cohle entre dans l’église, comme nous l’avons noté précédemment…

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La scène se termine par un plan à la grue, la caméra s’éloigne des deux hommes en s’élevant lentement, tourne et le plan se termine en fixe sur un paysage plat où on ne voit ni le chemin de fer ni la ville. Un horizon qui n’est qu’un trait. En poussant l’analyse un peu plus loin, on peut noter que les lignes de force du plan final (horizontales et verticales) rappellent le premier plan pris en compte ici : le prospectus et plus précisément le Christ Rédempteur visible sur le papier.

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Cette scène, d’apparence très simple, avec peu de dialogues, ne donne pas d’informations. Elle laisse entendre certaines choses et surtout elle définit les deux hommes : Cohle est celui qui voit (dans tous les sens du terme, il hallucine mais aussi découvre le dessin) et Hart regarde, mais ne voit pas, il n’est pas sur la même longueur d’onde que son collègue. Le doute s’installe avec cette scène : qu’est-ce qui est réel, qu’est-ce qui est rêvé ? Ce lieu gothique est un décor d’une fulgurance visuelle inouïe, qui ne fait que renforcer le côté poisseux de la Louisiane (qui est, il ne faut pas l’oublier, une terre de vaudou… cela jouera-t-il un rôle ?). Le spectateur se perd de plus en plus dans les méandres de la fiction, cela se traduit par un décor étrange, un dessin énigmatique et une mythologie qui commence à se définir (le « Roi de la forêt » dont il est question auparavant…).

Une mise en scène classique, simple et superbement réfléchie qui en faisant interagir personnages et décors de manière très intelligente fait naître une ambiance de doute et de mystère, sans avoir recours à des effets clichés. Bref, du grand cinéma… sur le petit écran.

 
True Detective, série créée et écrite par Nic Pizzolatto, réalisée par Cary Joji Fukunaga. Etats-Unis, 2014, diffusée sur HBO, en France sur OCS City.

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